12.
Rencontre
Merci, mon cher frère, pour ta gentille missive et le bon vin qui l’accompagnait. Je l’ai fait porter à la cave de l’abbaye, à la grande satisfaction du père Josef. Dieu merci, je vais bien, même si des visions et des rêves déroutants me troublent encore parfois. Ma connaissance de la langue prussienne se développe grandement et je reste béat d’admiration devant les livres saints et précieux de la bibliothèque de l’abbaye. Nos prédécesseurs ont amassé un véritable trésor d’œuvres religieuses et je crois que l’abbé trie sur le volet les rares élus avec qui il accepte de partager ces richesses.
À vivre ici, dans l’étude et la prière silencieuses, j’ai l’impression d’être libéré de mes troubles du passé.
Frère Sinestus Tor, à Colin, avril 1770
* * *
Lorsque je me suis réveillée le dimanche matin, j’ai traîné un peu au lit le temps que mes idées s’éclaircissent. J’ai pensé à mes parents – pourraient-ils assister à la messe sur leur bateau de croisière ? Sans doute. Et Mary K., avait-elle trouvé une église dans la station de ski ? Depuis son histoire éprouvante avec Bakker, elle était devenue une fervente catholique.
— Tiens, et si, moi aussi, j’allais à la messe ? ai-je pensé tout haut.
Perché sur la table de la cuisine – où il savait pertinemment qu’il n’avait pas le droit de sauter –, Dagda se léchait une patte. Il m’a adressé un regard solennel.
— J’en ai envie, c’est tout, lui ai-je expliqué tout en montant m’habiller.
Les Rowlands fréquentaient l’église St. Michael depuis toujours. La messe était pour nous presque une réunion de famille. D’ailleurs, cinq personnes sont venues me saluer avant que je puisse m’asseoir.
Le catholicisme est une religion réconfortante, car il fournit un cadre strict à notre vie. Alors que, dans la Wicca, tout reste ouvert, rien n’est gravé dans la pierre. Chaque sorcier doit faire lui-même ses propres choix. Or la liberté se paie. Celui qui n’est pas responsable risque de se fourvoyer complètement.
Tandis que je suivais l’office en me levant et en m’agenouillant en même temps que les autres pour chanter les cantiques, j’ai de nouveau été frappée par des similitudes entre mes deux religions. Elles comptaient toutes deux des jours de recueillement, de réflexion et de célébration suivant le cycle de l’année. Certaines fêtes catholiques s’inspirent de sabbats wiccans : Pâques, par exemple, qui s’appelle Ostara dans la Wicca, et qui, dans les deux cas, célèbre la renaissance.
Ces deux religions se servent des mêmes accessoires liturgiques : coupes sacrées, encens, robes de cérémonie, bougies, musique, fleurs… Cette sorte de continuité m’offrait une transition en douceur entre les deux.
À la fin du service, j’ai suivi les autres vers la sortie, apaisée et satisfaite. Mes parents seraient contents d’apprendre que j’étais allée à l’église. Le reste de la journée s’étendait devant moi, plein de possibilités, et j’ai commencé à réfléchir à mon programme de révisions.
J’étais presque arrivée à la porte lorsque, du coin de l’œil, j’ai remarqué un homme assis au dernier rang, attendant son tour pour sortir. Mon cœur s’est arrêté de battre, mon souffle s’est coupé. Ciaran. Mon père.
Il a vu que je l’avais reconnu. Il s’est levé et m’a suivie lorsque je suis sortie de l’église en passant sous le large portail en bois sculpté. Mon cœur est reparti, et chaque battement me meurtrissait la poitrine. Il avait tué ma mère !
Des serres glacées se sont refermées sur mon ventre. À quoi devais-je m’attendre ? Étais-je en danger ? Après ce qui s’était passé à New York, comment pourrions-nous avoir une conversation normale ?
Dehors, le soleil m’a aveuglée. La lumière du jour semblait trop claire après la pénombre de l’église. J’ai salué plusieurs personnes en souriant, puis j’ai contourné le bâtiment par la gauche pour gagner un petit jardin bruni par le gel. Ciaran m’a suivie de loin. Lorsque nous nous sommes retrouvés à l’écart, je me suis tournée vers lui. Je l’ai dévisagé, lui qui avait failli me tuer… pour finir par me sauver la vie. Nous avions les mêmes yeux. Ses cheveux semés de fils d’argent étaient un peu plus foncés que les miens. Il était beau et ne devait guère avoir plus de quarante ans.
— Mon fils m’a contacté, a-t-il déclaré avec son accent chantant, d’une voix profonde et mélodieuse. Il m’a annoncé qu’il était venu te rejoindre. Je me suis dit qu’il m’avait peut-être appelé parce que tu le lui avais demandé.
— En effet, ai-je répondu en m’efforçant de paraître courageuse. J’ai rencontré Killian à New York. J’ai compris qu’il était mon demi-frère. Je n’ai pas de frère ou de sœur de sang, excepté vos autres enfants.
Mary K., pardonne-moi encore une fois.
— Je voulais que nous fassions connaissance parce que vous êtes mon père biologique.
Mon audace me surprenait moi-même. Tout cela était vrai, plus ou moins. J’avais pris soin de fermer discrètement mon esprit pour l’empêcher de lire dans mes pensées et j’affichais une expression que j’espérais innocente et franche.
— C’est vrai, a-t-il répondu après m’avoir fixée de son regard perçant. Tu es ma fille cachée. La cadette de la famille. La fille de Maeve. Tu tiens de moi tes yeux et la couleur de tes cheveux, mais tu as la bouche, la peau, la taille et la silhouette de ta mère. Pourquoi ne m’a-t-elle jamais parlé de toi ? Je voudrais bien le savoir.
— Parce qu’elle avait peur, ai-je rétorqué en m’efforçant d’endiguer ma colère. Vous l’auriez menacée. Vous étiez déjà marié.
Vous l’avez tuée !
— Elle voulait me protéger, ai-je conclu.
Ciaran a balayé le jardin du regard.
— Est-ce qu’on pourrait aller ailleurs ?
J’ai réfléchi un instant avant de hocher la tête.
* * *
Le Clover Teapot avait ouvert l’hiver précédent dans une ruelle du centre-ville. Dans la région, c’était ce qui se rapprochait le plus d’un salon de thé à l’anglaise. L’endroit me semblait approprié. Au milieu des autres clients, je ne risquais rien. Nous avons commandé au comptoir, puis nous nous sommes assis à une petite table près de la devanture. Ciaran ne me quittait pas des yeux.
— Vous avez vu Killian ? ai-je demandé en triturant l’anse de ma tasse.
— Pas encore. Je tenais à te parler en premier.
Nous nous sommes jaugés l’un l’autre, et j’ai senti qu’il projetait ses sens vers moi. Lorsque je lui ai barré la route, doucement mais fermement, il a écarquillé les yeux, presque amusé.
— Depuis combien de temps sais-tu que tu es une sorcière ?
— Presque quatre mois.
— Tu n’as pas été initiée.
— Non.
— Par la Déesse… Tes pouvoirs sont inhabituels, a-t-il ajouté en sirotant son thé.
— C’est ce qu’on m’a dit.
— Qui s’occupe de ta formation ? Le Traqueur ?
— Un peu, mais c’est difficile, avec les cours. Et mes parents ne sont guère enchantés que je m’investisse dans la Wicca.
Mes paroles m’ont surprise moi-même. Il était facile de se confier à Ciaran. Essayait-il de m’ensorceler ? de pénétrer dans mon esprit ? Je devais rester sur mes gardes.
— Je n’arrive pas à croire qu’un de mes enfants puisse se préoccuper de ce genre de détails.
Malgré ma stupeur, je me suis efforcée de ne pas avoir l’air bête. Même si j’avais été prévenue de son arrivée, je ne me sentais absolument pas préparée à le voir, à discuter avec lui. Seuls mon sens du devoir et mon affection pour Alyce m’empêchaient de m’enfuir en courant. Avait-il déjà compris que j’avais été mandatée par le Conseil ? Il savait que Hunter et moi, nous sortions ensemble… avant. Était-il en train de jouer avec moi ?
— Tu aurais dû grandir au milieu des meilleurs professeurs. Ils t’auraient aidée à développer tes pouvoirs innés, a-t-il poursuivi. Tu aurais dû être élevée dans la lande écossaise, battue par les vents. Tu serais invincible, aujourd’hui.
Une grimace de chagrin a déformé ses traits lorsqu’il a ajouté :
— Tu aurais dû grandir avec Maeve et moi.
Je n’arrivais pas à y croire. À l’époque, c’était un homme marié, qui avait séduit ma mère puis l’avait traquée jusqu’en Amérique pour la tuer parce qu’elle ne voulait plus de lui. De plus, Amyranth était sans aucun doute responsable de la destruction de Belwicket. Et maintenant, il pleurnichait parce que nous n’avions pas pu former une petite famille modèle ! J’ai baissé les yeux vers ma tasse de thé, estomaquée.
— J’ai interrogé un certain nombre de personnes à ton propos, a-t-il enchaîné (et je me suis presque étranglée avec mon thé au citron). J’ai découvert étonnamment peu de chose. Simplement que Cal Blaire t’avait fait tourner la tête, qu’il t’avait révélée à toi-même et que Selene et lui avaient tenté d’absorber tes pouvoirs. Et tu leur as résisté. As-tu quelque chose à voir avec leur mort ?
J’ai blêmi et j’ai cru que j’allais m’évanouir. Ma colère avait disparu. J’avais eu l’intention de contrôler cette rencontre, de lui extorquer des informations… Encore une fois, j’avais été bien naïve.
— Oui, ai-je murmuré, la tête tournée vers le rideau de dentelle qui voilait la vitrine. Ce n’était pas mon intention. Mais je devais les arrêter. Ils voulaient me tuer.
— Tout comme tu as essayé de m’arrêter à Manhattan. M’aurais-tu tué, si tu l’avais pu ? Lorsque, paralysée sur la table, tu savais que tu allais perdre tes pouvoirs, aurais-tu été capable de me tuer pour m’en empêcher ?
— Oui, ai-je admis, déroutée par sa nonchalance. Sans hésiter.
— Je te crois. Il n’y a aucune faiblesse en toi. Tes pouvoirs, et aussi ton caractère, te donnent la force nécessaire pour accomplir ce qui doit l’être.
Face à n’importe qui d’autre, j’aurais balbutié, protesté que j’avais souvent peur, que je me sentais faible, inutile, incompétente. Cependant, les enjeux étaient trop importants.
— Tu veux toujours me tuer, Morgan ?
Sa question m’a surprise comme la marée montante et a menacé de m’entraîner au large.
Résiste, Morgan… Comment répondre à cela ?
— Je ne sais pas, ai-je avoué. Je ne suis sans doute pas assez puissante pour y parvenir, de toute façon.
— Voilà une réponse honnête. Je te comprends.
Il m’a dévisagée d’un air inquisiteur. J’ai essuyé mes mains moites sur ma jupe en tentant vainement de me détendre. C’était Ciaran et, j’avais beau vouloir le réduire en miettes, je devais aussi me retenir de me jeter dans ses bras. Papa… Quelle crise de schizophrénie…
— As-tu rencontré des sorciers qui méprisaient les Woodbane ?
— Oui.
— Et quelle a été ta réaction ?
Il a de nouveau rempli sa tasse d’eau bouillante et y a replongé la boule à thé.
— J’étais furieuse. Embarrassée. Frustrée.
— Normal. N’importe quel sorcier dont la généalogie remonte jusqu’à l’un des Sept Grands Clans a reçu un don. Tu ne dois pas avoir honte d’être une Woodbane, tu ne dois pas nier ton héritage.
— Si seulement j’en savais davantage, ai-je soupiré en me penchant vers lui. Je sais que je suis une Woodbane. Que ma mère venait de Belwicket, un coven de Woodbane d’un certain type. Je sais que vous aussi, vous êtes un Woodbane… d’un autre type. Le cercle que j’ai vu à New York ne ressemblait à rien de ce que je connaissais… Dans tous les livres que j’ai lus, les Woodbane sont accusés de tous les maux. Ça me rend malade.
J’avais parlé avec plus de véhémence que je ne l’avais voulu et, lorsqu’il m’a souri, j’ai été étonnée d’en être flattée.
— Oui, moi aussi, ça me rend malade.
Il a secoué la tête avant de poursuivre :
— Je suis fier de toi, ma fille inespérée. Je suis fier de ton pouvoir, de ta sensibilité et de ton intelligence. Si je regrette de ne pas t’avoir vue grandir, je me félicite de pouvoir faire ta connaissance aujourd’hui.
Il a bu une gorgée de thé tandis que je m’efforçais de contrôler les émotions contradictoires que je ressentais.
— Pourtant, est-ce qu’on peut vraiment considérer que je te connais, à présent ? a-t-il murmuré, presque pour lui-même. Je ne le pense pas.
La gorge nouée, je me suis demandé ce que cela signifiait. Est-ce qu’il allait m’accuser de lui tendre un piège ? Que pourrait-il tenter contre moi, au milieu du salon de thé ?
— Mais j’ai bien l’intention d’y remédier.
* * *
Ce soir-là, j’ai découvert que s’endormir sur un livre de cours n’était pas la meilleure méthode pour réviser. Quelle importance, de savoir quel général avait fait quoi pendant la révolution ? Cela ne changeait rien à ma vie actuelle. Tout ce que cela prouvait, c’est que j’étais capable d’apprendre une chronologie par cœur. La belle affaire !
La sonnerie du téléphone m’a tirée de mon coma historique. J’ai su aussitôt que ce n’était pas Hunter. Eoife, peut-être ? Comme je l’avais déjà appelée pour lui raconter mon entretien avec Ciaran, j’en doutais. Killian ? Oh, Déesse, serais-je en état de supporter une autre soirée marathon avec mon demi-frère ?
— Morgan ?
La voix m’a saluée sans me laisser le temps de dire « allô ? », et il ne m’a fallu qu’une seconde pour l’identifier.
— Ciaran ?
— Oui. Écoute, Killian et moi, nous dînons chez Pepperino. Veux-tu te joindre à nous ?
J’avais l’esprit embrumé à force d’étudier. Un dîner en compagnie de mon assassin de père et de mon demi-frère charmant mais imprévisible ? Pouvais-je imaginer meilleur programme pour un dimanche soir ?
— Bien sûr, avec plaisir. J’arrive.
* * *
Pepperino était un restaurant italien haut de gamme du centre-ville de Widow’s Vale et la cuisine y était succulente. Mes parents y allaient de temps en temps pour fêter leurs anniversaires de mariage. Vu l’heure tardive, la salle était presque vide. Un serveur en smoking m’a conduite à la table de Ciaran.
— Bonsoir, Morgan, m’a lancé Ciaran en se levant.
Il a jeté un coup d’œil à Killian, qui s’est levé à son tour. Je leur ai souri à tous deux en m’asseyant.
— Nous venons de commander, m’a annoncé Ciaran. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Les ravioli aux calamars sont divins, paraît-il.
— Oh ! non merci. J’ai déjà dîné. Un thé, à la rigueur…
Lorsque le serveur est revenu, Ciaran m’a choisi un thé darjeeling et une part de cheese-cake chocolat-café. Devant son attitude pleine d’assurance, une chose m’a frappée : il était on ne peut plus différent du père auprès de qui j’avais grandi – mon vrai père. Mon vrai père est gentil, un peu dans les vapes, et se fâche très rarement. C’est le plus souvent ma mère qui fait les comptes et se charge de tout ce qui est vaguement compliqué. Ciaran, lui, semblait avoir réponse à tout et toujours contrôler la situation. Qu’il aurait été différent de grandir avec lui ! Pas mieux, je le savais, même si nous avions de nombreux points communs. Juste différent.
Le serveur a apporté leurs entrées et ma part de gâteau en même temps, et nous avons commencé à manger. Comment pouvais-je faire tourner cette rencontre à mon avantage ? J’avais besoin d’informations.
— Dis-moi, Morgan, m’a demandé Ciaran, à quoi a ressemblé ton enfance, passée ici, aux États-Unis, en ignorant tout de ton héritage ?
J’ai hésité. Je devais m’ouvrir suffisamment pour qu’il croie que je lui faisais confiance, tout en évitant de lui donner des informations qu’il risquait ensuite d’utiliser contre moi… Quelle blague ! Il était si puissant qu’il n’avait guère besoin de ça pour me nuire.
— J’ai grandi sans savoir que j’avais été adoptée. Je pensais que ma famille avait des racines irlandaises et catholiques. Comme tous les membres de ma famille, de mon église. Je pensais être l’une des leurs.
— Te sentais-tu à ta place ?
Ciaran avait le chic pour toucher la corde sensible.
— Non, ai-je soufflé en savourant mon thé à l’arôme subtil.
— Tu n’aurais pas été mieux dans mon village, a coupé Killian. Peuplé de bouseux incultes !
Me voyant pouffer, il a poursuivi :
— Il n’y avait pas un seul habitant sain d’esprit. Que des excentriques ! Le vieux Sven Thorgard, par exemple – un Vikroth qui s’était installé parmi nous, la Déesse seule sait pourquoi –, consacrait sa magye aux chèvres ! Pour les soigner, les retrouver dans les pâturages, les rendre fertiles et favoriser leurs montées de lait.
— Vraiment ? ai-je gloussé nerveusement.
Tandis que Killian tentait de nous distraire, Ciaran nous observait d’un air méfiant de mauvais augure.
— Vraiment, a poursuivi Killian. Il était franchement bizarre. Et Tacy Humbert…
Ce nom a réussi à arracher un sourire à Ciaran, qui a secoué la tête. Il a pris une gorgée de vin et resservi son fils.
— Tacy Humbert était la nympho de service, m’a expliqué Killian dans un murmure forcé. Une vraie furie ! Elle n’était pas moche, mais, à cause de son sale caractère, personne ne voulait d’elle. Du coup, elle jetait des sorts de charme aux pauvres bougres qu’elle convoitait.
— Sauf qu’elle ne savait pas viser, a ricané Ciaran.
— Et comment ! s’est écrié Killian. Tu te rappelles le jour où elle a ensorcelé ce vieux Floss ? Ce fichu chien m’a grimpé sur la jambe pendant une semaine.
Alors que nous riions tous les trois, j’ai surpris le coup d’œil de mise en garde que Ciaran adressait à Killian. Pourquoi ? L’enfance de Killian, si différente de la mienne, m’intéressait.
— Allez, p’pa, encore une petite goutte, a lancé Killian en tendant son verre.
Les yeux plissés, Ciaran l’a rempli à moitié avant de poser la bouteille à l’autre bout de la table.
— Est-ce qu’il y avait beaucoup de Woodbane, dans ton village ?
— Oui. La plupart des habitants l’étaient. La famille de ma mère – Woodbane depuis ses origines – vivait là depuis toujours.
Ciaran s’est renfrogné en l’entendant mentionner sa mère.
— Ce devait être agréable, de vivre entouré de gens comme soi, ai-je soupiré. D’avoir l’impression d’être à sa place. De fêter tous ensemble les sabbats.
Comme Imbolc.
— En effet, vivre au sein d’une communauté Woodbane est très appréciable, est intervenu Ciaran. Cela nous protège des préjugés des autres sorciers. Si nous les avions laissés faire, nous aurions été brisés et exilés aux quatre coins du monde.
— Comment ça ?
— Les Woodbane sont pareils aux autres groupes culturels ou ethniques dispersés par la force. Les Roms en Europe. Les Indiens d’Amérique. Les Aborigènes d’Australie. Ces cultures préservées depuis le fond des âges effrayaient les autres, voilà pourquoi ces populations ont été séparées, dispersées, exilées, décimées. Dans la culture wiccane, les Woodbane ont toujours joué ce rôle. Parce que les autres clans nous craignent, ils cherchent à nous détruire.
— Et comment résistez-vous ?
— De toutes les manières possibles. Je me protège, moi et les miens. J’ai rejoint les autres Woodbane qui partagent mon point de vue.
— Amyranth…
— Oui, a-t-il confirmé en soutenant mon regard.
— Parlez-moi des autres, l’ai-je encouragé d’un ton faussement détaché. Qu’est-ce que cela apporte d’appartenir à un coven ne comptant que des Woodbane ?
— Cela nous rend plus puissants. Nous nous sentons moins vulnérables. Comme les pionniers américains qui plaçaient leurs diligences en cercle pour dissuader les attaques.
— Je vois.
J’ai acquiescé, sans trop d’enthousiasme, je l’espérais. C’est peut-être là ma chance, me suis-je dit. Ciaran s’ouvrait enfin. Parler du patrimoine des Woodbane le passionnait, et il baissait la garde. J’ai repensé au sceau… Si je pouvais simplement lui toucher le bras, dans un geste affectueux d’une fille envers son père, j’arriverais peut-être à dessiner le sceau sur sa manche…
— Je suis contente de vous l’entendre dire, ai-je déclaré en rapprochant ma chaise de la table. Les Woodbane se font persécuter, alors il est normal que nous essayions de nous protéger, n’est-ce pas ?
J’ai souri, et Ciaran m’a dévisagée avec une expression indéchiffrable. Me faisait-il confiance ? J’ai levé la main en priant pour qu’elle ne tremble pas. J’allais effleurer sa manche en le remerciant de m’avoir dit que je ne devais pas avoir honte de mon héritage. J’ai tendu le bras.
— M…
— Excusez-moi un instant, a lâché Ciaran en se levant.
Il s’est dirigé vers le fond de la salle, nous laissant seuls, Killian et moi. Que faisait-il ? Avais-je été trop brutale ? Appelait-il Amyranth pour organiser une nouvelle fois ma capture ?
Il avait laissé sa veste de costume pliée sur le dossier de sa chaise. Si je pouvais tracer le sceau de détection sur le tissu… Mais le regard brillant de Killian m’a retenue.
— Tu as des projets pour Imbolc ? ai-je demandé aussitôt.
Il a haussé les épaules d’un air presque amusé. Avait-il deviné mes pensées ?
— Je vais m’incruster dans un coven, ici ou là. J’adore Imbolc. Je pourrais peut-être le fêter avec Kithic.
— Pourquoi pas, ai-je répondu vaguement en me demandant ce que Hunter avait prévu comme célébration.
Ciaran est revenu quelques minutes plus tard pour payer l’addition. Son attitude ne trahissait nulle colère. Il a enfilé sa veste, et j’ai amèrement regretté de ne pas y avoir tracé le sceau. Et maintenant ? Devais-je l’interroger encore ? Par la Déesse, je n’étais vraiment pas douée pour ça…
— Morgan, veux-tu nous accompagner jusqu’à la maison que Killian occupe en ce moment ? m’a demandé Ciaran tandis que nous sortions de Pepperino. C’est le pavillon d’une amie, partie en voyage à l’étranger. Elle a eu la gentillesse de lui laisser les clés.
Malgré la terreur qui me nouait le ventre, j’ai soutenu son regard en m’efforçant de garder mon calme. C’était l’occasion parfaite pour en apprendre davantage sur leurs plans. Pourtant, l’idée même de me retrouver seule avec Ciaran et Killian me terrifiait. Et s’il m’avait percée à jour ? Et s’il voulait m’attirer dans cette maison pour me châtier ?
— J’ai eu un aperçu de tes pouvoirs remarquables à New York, a-t-il ajouté. J’aimerais me faire une idée plus précise de l’étendue de tes connaissances et te transmettre une partie de mon savoir.
J’ai jeté un coup d’œil vers Killian. Son expression impassible ne laissait rien deviner.
Ciaran pourrait me tuer, ai-je pensé. Il pourrait finir ce qu’il a commencé à Manhattan. Je me suis efforcée de surmonter ma peur – après tout, n’était-ce pas là l’aboutissement de toutes ces soirées passées à faire la fête avec Killian ? En vain. Mon effroi était insurmontable. Je n’avais qu’une idée en tête : partir d’ici au plus vite.
J’étais pitoyable. Tu parles d’un agent secret !
— Je ne peux vraiment pas, ai-je balbutié bêtement en espérant que ma voix ne trahissait pas ma terreur. Il est tard et, euh… demain, j’ai cours.
J’ai essayé de bâiller d’un air convaincant.
— Une autre fois, peut-être ?
— Bien sûr, m’a répondu Ciaran d’une voix de velours. Une autre fois. Appelle-moi quand tu veux.
Une autre fois. J’ai acquiescé, la gorge nouée.